Jules Laforgue

« L’Imitation de Notre-Dame la Lune » & « Des Fleurs de bonne volonté », éditions Poésie / Galllimard (2007)

Albums.

J. Laforgue

Né à Montevideo en 1860 d’un père et d’une mère française, Jules Laforgue arrive en France à l’âge de six ans. C’est en autodidacte qu’il se tourne vers la littérature. Lecteur auprès de l’impératrice allemande Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach, il passe cinq années à Berlin avant de revenir à Paris où, atteint de phtisie, il mourra à l’âge de vingt sept ans. Il appartient au groupe dit des symbolistes.
Ses poèmes sont empreints du pessimisme et de la misogynie d’un Huysmans, colorés aux teintes de Courbet et parfumés d’humour mélancolique. Le temps y est météorologique avec des ciels bas de dimanches hivernaux.
Des formes telles que l’ode, la ballade, la complainte, la chanson, d’une métrique classique (alexandrins, octosyllabes, …) en rimes plates, croisées ou embrassées, sont souvent bousculées par l’utilisation d’expressions familières et de la langue parlée : « Tout n’en vient pas moins à la mort / y a pas de port ». C’est peut-être aussi de la fréquentation du Club de Hydropathes qu’il s’autorise allitérations burlesques (« Elle aime tant errer tard ») et calembours « Qui nous suivent […] ainsi que des Langes gardiens ».
Détours par l’humour et l’autodérision, les fantaisies d’un imaginaire en réplique à « Des Sphinx brouteurs d’ennui aux moustaches d’airain » et les jeux qui doivent leur goût à ceux de l’enfance (« […] qu’ils sont fous / Les albums ! et non incassables mes joujoux ! »), ne sont en rien des fuites et n’excluent ni la gravité ni la lucidité de leur auteur. « Mais peut-il être question / D’aller tirer des exemplaires / De son individu si on / N’en a pas une idée plus claire? ».
Aussi conformes à l’air de leur époque que soient certains poèmes de « L’Imitation de Notre-Dame la Lune », par-delà les influences traversées jusqu’aux vers libres dont on dit qu’il fut l’inventeur, l’écriture de Laforgue, est portée par une maîtrise alliée à une sincérité qui lui confèrent sa singularité.

Jacques Vincent

Marina Tsvetaeva

« Grands poèmes », traduit par Véronique Lossky, éditions des Syrtes, 2018

RÊVES, voix russe : Galina Khlebik, voix française : J. Vincent

m. tsvetaeva 2

Marina Ivanovna Tsvetaeva, née à Moscou en 1882 d’un père professeur d’université et d’une mère pianiste vit une enfance troublée par des conflits familiaux. Témoin de la révolution de 1917, elle mène une existence fantasque et douloureuse à la fois. Rentrée en URSS après quatorze années passées à Paris, elle est considérée comme suspecte par le régime Stalinien et ni elle ni son œuvre ne sont reconnues. Elle finira par se pendre en 1941 et ne sera réhabilitée qu’à partir des années 60.Sa poésie narrative est faite de longs poèmes qui prennent source dans sa biographie et dans les récits légendaires. Les notes de la traductrice aident à en suivre des chemins d’autant plus accidentés que l’écriture syncopée multiplie les voix: formules laconiques, exclamations qui se chevauchent en successions d’apartés… Les poèmes, en lignes brèves, nous plongent au cœur de récits rendus parfois obscurs par cette absence de distance; écrits se voulant pour la voix, ils nous obligent à leur respiration. « […] le récit poétiques de Tsvetaeva doit être proféré. Andreï Bieley disait chanté », écrit Hélène Henry dans sa postface. On est d’abord portés par la musique, comme conduits par celle du « Preneur de rats », puis ballotés d’une parenthèse à l’autre avant de revenir au cours du récit. « Chair entière de matière, / (Les comptes dans une reliure / En peau de chagrin) entière / Matière de la chair ». La traduction rend compte au mieux d’assonances et d’allitérations qui sont plus accentuées dans la langue russe. Les assonances font trembler le sens, dériver les analogies mais telle une chorégraphe Marina maintient l’élan et l’unité du poème qui, par détournement du réel nous fait passer de l’autre côté des apparences, au sommet de la montagne, territoire de l’âme qui ne doit plus rien au réel.
« Dans cette maison, les fauteuils — des coursiers! / Ne pensent qu’à jeter bas leurs cavaliers / […] / Voilà à quoi pense le fauteuil, / En serrant son poing de lion! ».
« Tout poème et toute musique sont promesses d’une terre promise qui n’existe pas », écrit-elle à Boris Pasternak.

Jacques Vincent

Kristian Keginer

Kristian Keginer, « Controverses de nulle part », éditions Les Hauts-Fonds, 2020.
L’ouvrage ressemble à l’atelier d’un mécanicien. Sur l’établi, étalés avec soin, rouages, pignons, chaines, courroies toutes pièces démontées d’anciens moteurs puis remontées devant nous en poèmes et poèmes anti-manifestes qui font jubiler la langue conquérante. C’est peut-être une manière pour ce poète brittophone qui n’ a plus publié depuis trente ans de prendre distance sur une colère d’autrefois, de donner voix à la blessure ouverte par l’interdiction du parlé breton pour la muer en vive énergie. Manière aussi de déconfiner le propos pour le rendre universel.
« Le poème se constitue / par la destruction totale / de la langue sauf lui […] et la langue se venge / à la fin / elle dit le silence / envahit tout ».

Extraits publiés avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Musiques: Magali Robergeau & Gérald Méreuze. Lecture & mise en son: Jacques Vincent.